Un texte de Michèle Dalens, Marie Solé et Michèle Neyrial
Repris de: http://www.snof.org/strabo/textecongr7.html
Publié le 03 août 2007 sur le site de snof, syndicat national des ophtalmologistes de France.
Les dyspraxies visuo-spatiales de l'enfant cérébro-lésé
La pathologie neurovisuelle de l'enfant cérébrolésé fait l'objet actuellement de nombreux travaux permettant d'année en année une meilleure prise en charge rééducative de ces enfants. Ces difficultés perceptives et visuo-motrices sont à l'origine de troubles de l'apprentissage scolaire remédiables si les aides rééducatives et les aménagements scolaires sont mis en place à temps. Ils se situent aux carrefours de l'ophtalmologie, la neuro-pédiatrie et la neuropsychochologie et nécessitent pour leur évaluation et leur prise en charge une excellente communication entre les différents professionnels côtoyant ces enfants.
Nous décrirons le premier cas de dyspraxie visuo-spatiale auquel nous avons été confrontées avant de détailler les déficits visuo-spatiaux et dyspraxiques de ces enfants, enfin nous aborderons l'étude de la stratégie visuelle exploratoire chez l'enfant normal.
Lorsque nous rencontrons Michaël en décembre 1989 il a quatre ans. Il présente une diplégie spastique séquellaire d'une prématurité, rendant la marche libre précaire . Il mange seul, s'intéresse à son habillage, connaît les différentes parties de son corps, son langage est excellent, mais les repères spatiaux sont encore labiles, l'attention est faible, la motricité fine très difficile. Il présente un strabisme convergent apparu à l'âge de sept mois, ésotropie de24° à 32° accompagnée d'une hypertropie alternante, l'œil droit est très dominant. L'étude de la réfraction révèle une hypermétropie de 2 dioptries qui est corrigée. Au cours de l'année 1990 et 1991 nous traitons la dominance oculaire par filtre Ryser, l'acuité visuelle est normale de près, de l'ordre de 8/10 à chaque œil de loin avec un test d'appariement type "E".
Les différents rééducateurs du service spécialisé qui prend Michaël en charge à domicile sont frappés par les difficultés de cet enfant à se repérer dans une page, à dessiner, à reconnaître des images, en fait de nombreuses tâches utilisant la vision. L'apprentissage de la lecture se révèle être une catastrophe. Nous rencontrons alors l'équipe qui rééduque Michaël, évoquons ensemble la possibilité de difficultés dans la poursuite, d'anomalies du champ visuel, d'agnosie visuelle et il est décidé de prendre en rééducation cet enfant pour améliorer la coordination "oeil-main", la poursuite, la reconnaissance des images.
En fin de rééducation, le champ visuel au Goldmann sera testé et la périphérie se révélera normale. Un enregistrement de la cinétique oculaire met en évidence une dyssynergie alternée plus nette à droite, mais les saccades et la poursuite paraissent possibles . Nous sommes à ce moment là étonnés par la dissociation qui existe entre le peu de signes que nous révèlent notre examen ophtalmologique classique et les difficultés rencontrées par cet enfant dans toutes les tâches visuelles.
C'est l'année suivante que le diagnostic de ces difficultés visuelles sera établi grâce au bilan neuropsychologique qui met en évidence des troubles du regard, fixation instable, poursuite lente, exploration anarchique qui est un obstacle majeur à toutes les tâches visuelles. Les erreurs sont majeures dans les épreuves de dénombrement alors que les capacités de raisonnement sont intactes. Ces troubles du regard sont à l'origine des échecs dans l'apprentissage de la lecture et surtout du calcul. Il n'y a pas de difficultés de spatialisation, avec une bonne connaissance du schéma corporel, de l'espace extra corporel mais il existe une agnosie digitale et une mauvaise latéralisation. La dyspraxie est importante, se traduisant par une maladresse graphique, des difficultés à la réalisation de figures géométriques, une maladresse gestuelle globale. Cette dyspraxie est visuo-spatiale car la référence visuelle aggrave la réalisation (copie), alors que les consignes orales améliorent les performances. Ce diagnostic a des conséquences rééducatives et pédagogiques nombreuses sur lesquelles nous allons revenir.
Nous rappellerons maintenant l'organisation fonctionnelles des voies practognosiques. (Fig. 1) Leur connaissance est essentielle à la compréhension des processus qui sous tendent les pathologies neurovisuelles de ces enfants. En effet ce sont des interfaces mettant en relation le cerveau et le monde extérieur ; elles réalisent des fonctions instrumentales capitales dont les modules fonctionnels doivent être bien connus.
Les voies sensorielles ou gnosiques constituent les afférences qui nous permettent d'extraire du monde extérieur des stimuli, de les confronter à nos connaissances, puis d'en pénétrer le signification. Elles sont constituées par des récepteurs, organes sensoriels ou sensitifs, transcodeur qui traduit le langage qu'il reçoit en influx électriques. Ces messages électriques qui ont subi un premier codage vont ensuite être transmis le long de voies spécifiques à la fonction jusqu'aux aires cérébrales primaires où se réalise une analyse des caractères primaires du stimulus. L'accès à la signification se fait au niveau des aires secondaires, carrefour entre les voies ascendantes porteuses des informations issues du stimulus et les voies descendantes riches des expériences cognitives antérieures.
Les voies practo-motrices constituent les efférences qui vont permettre l'action au sens large ; marcher, manipuler, mais aussi parler ou regarder. Les effecteurs sont bien sûr les muscles, les voies de transmission conduisent l'influx nerveux par les nerfs moteurs avec des relais variables, la commande motrice a pour point de départ des aires cérébrales nombreuses très spécialisées ; les lésions à ce niveau réalisent des troubles de la commande volontaire, s'accompagnant de troubles du tonus ; ce sont ces paralysies que nous observons chez les enfants cérébrolésés. L'intégrité des aires de commande motrice ne suffit pas pour réaliser correctement les gestes de la vie quotidienne (un geste est un ensemble complexe de mouvement produisant une action volontaire ayant un but), la qualité des fonctions praxiques est nécessaire. Cette fonction de préprogrammation du geste s'inscrit dans des aires cérébrales spécifiques, elle doit être apprise, elle ne s'oublie pas.
Ces diverses étapes practo-gnosiques peuvent être retrouvées dans l'organisation fonctionnelle des voies visuelles (Fig2) où l'ont distingue les voies afférentes sensori-gnosiques, voies de la vision, et les voies efférentes, de saisie visuelle, voies du regard. Les premières, concernent le recueil des données par les récepteurs rétiniens, leur conduction le long des voies optiques, l'analyse des caractéristiques primaires puis l'accès à la signification au niveau des aires corticales primaires et secondaires. Les secondes, par le biais des effecteurs musculaires et des voies de la commande motrice, permettent l'utilisation des stratégies du regard. Le regard doit en effet être considéré comme un geste et les stratégies utilisées dépendent à la fois du matériel à voir (elles seront différentes pour un visage et pour un texte écrit) et du but recherché (découvrir un détail sur une image ou la mémoriser). Il permet dans sa composante fovéale la prise d'information qu'est la saisie fovéale ; elle conditionne l'analyse par le récepteur rétinien.
Nous ne dirons qu'un mot du rôle de la rétine périphérique qui n'est pas évoquée ci-dessus pour insister sur ses fonctions régulatrices posturales, tonus axial, tenue de tête et citer l'importance des travaux de Bullinger dans ce domaine.
La dyspraxie visuo-spatiale peut se rencontrer chez tous les enfants cérébro-lésés et tout particulièrement chez l'ex-prématuré porteur de leucomalacie périventriculaire. Ces enfants présentent trois types de symptômes :
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des troubles du regard
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des déficits dans la structuration de l'espace
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une dyspraxie constructive
Les troubles du regard sont des "troubles de la planification des gestes oculomoteurs complexes et volontaires" ; ces stratégies du regard déficitaire concernent essentiellement la fixation, la poursuite et l'exploration. La fixation est instable, entrecoupée de saccades involontaires erratiques. Au maximum elle se révèle impossible, la prise d'information pour une bonne analyse de l'image rétinienne devient très aléatoire. Il convient de toujours veiller à la statique de la tête lors de l'examen de la fixation, certains enfants ont de tels problèmes de tenue de tête que l'effort nécessaire à la tenue de tête ne leur permet pas un deuxième effort pour regarder. La poursuite est lente, entrecoupée de saccades d'amplitude variable, réalisable sur un court trajet ; elle peut être totalement impossible et l'enfant qui ne peut mobiliser ses yeux et sa tête de façon indépendante, réalise une poursuite avec la tête. L'exploration, suite de fixations entrecoupées de saccades, est la fonction la plus sollicitée dans la vie quotidienne ; variable en fonction de la nature de la tâche et de celle du matériel elle correspond au projet du sujet, la lecture n'étant qu'une stratégie bien spécifique. Diverses épreuves de stratégies visuelles permettent l'examen de cette fonction, recherche de cibles, épreuves de barrages, dénombrement de matériel en ligne ou en disposition anarchique.
La construction de l'espace chez l'enfant se fait à l'aide d'informations motrices, stéréognosiques, auditives, visuelles et le regard a un rôle majeur dans cette structuration. De ce fait, il existe chez ces enfants des difficultés topologiques (la topologie est la capacité à situer les objets les uns par rapport aux autres) ; les difficultés d'exploration de la tâche visuelle ne permettent à ces enfants de construire des notions de distances relatives entre les objets . Ils peuvent ainsi être incapables de relier deux dessins dans une feuille. Par ailleurs l'espace du plan ou espace 2D (feuille, table, page, écran) est déficitaire ; on conçoit les conséquences scolaires des perturbations de l'espace-feuille . La stratégie de compensation est verbale, en développant le vocabulaire spatial et en entraînant l'enfant à l'utiliser. La perception des obliques est également perturbée sans lien direct avec les troubles du regard ; ceci est mis en évidence dans l'appréciation d'inclinaison de lignes, dans la comparaison de dessins en miroirs.
La dyspraxie constructive est de type visuo-spatial car l'enfant n'est pas aidé par un modèle visuel au contraire (copie). Elle est à l'origine d'une dysgraphie pouvant conduire à l'utilisation d'un clavier mais les troubles du regard rendent l'apprentissage du clavier long…. Ces enfants maladroits, préfèrent les jeux symboliques aux jeux praxiques de constructions (legos, clipos, puzzles).Le dessin libre, de figures géométriques, le retard graphique sont à la mesure de la dyspraxie qui peut également être mise en évidence par la construction de figures avec des cubes.
L'ensemble de cette symptomatologie rend compte des écarts enregistrés lors de la passation des épreuves psychométriques : échecs aux épreuves performance, réussite aux épreuves verbales créant des dissociations notables. On conçoit que seules le résultat de chaque épreuve doit être apprécié et non pas la note moyenne.
La pathologie scolaire qui découle de la dyspraxie visuo-spatiale porte sur tous les apprentissages ; la lecture, améliorée par la rééducation du regard, reste laborieuse ; la difficulté de calibrage des saccades gêne le développement de la voie lexicale de lecture et conduit à une dysorthographie d'usage par difficultés à la construction du lexique orthographique . La dysgraphie doit être contournée par des palliatifs instrumentaux. Ces enfants frappent par leurs bons résultats à l'oral et leurs échecs à l'écrit. Les difficultés d'exploration les pénalisent dans la recherche dans un texte, dans les dessins, schémas, cartes de géographie. La dyscalculie est souvent majeure, c'est une dyscalculie spatiale sans trouble du raisonnement logique. Les troubles du regard perturbent le dénombrement, utilisé largement dans les apprentissages de la notion de nombre. Les difficultés topologiques rendent difficiles la réalisation des opérations (problème spatial de position)et certains résolvent par le calcul mental des opérations qu'ils sont incapables de poser. Enfin tout concoure aux grandes difficultés rencontrées en géométrie….
La prise en charge rééducative ne peut se concevoir que comme un travail d'équipe; une rééducation isolée de la poursuite sans connaissance des problèmes scolaires n'a pas grand intérêt…mais un entraînement des stratégies exploratoires en liaison avec l'apprentissage de la lecture peut être très fructueux. Il convient d'apprendre à l'enfant à verbaliser les situations dans lesquelles ses déficits visuo-spatiaux vont le gêner, pour qu'il acquiert des stratégies d'organisation séquentielles. Les méthodes pédagogiques doivent être adaptées à ces déficits, en faisant passer à l'oral tout ce qui peut l'être. Les rééducateurs travailleront l'organisation des saccades, le retour à la ligne.
Il serait souhaitable que le diagnostic et la prise en charge ait lieu dès la moyenne section de maternelle pour dépister et compenser vite les déficits avant que l'échec scolaire massif ne s'installe.
Selon des données épidémiologiques récentes la prévalence des lésions cérébrales précoces dans les pays industrialisés serait se 1,5 à 2,5 pour 1000 naissances vivantes. Il peut s'agir de pathologie anténatale, liée à la mère ( dysgravidie, diabète etc…), à l'enfant ( embryofoetopathie, malformations cérébrales diverses ) ; d'une pathologie néonatale, anoxie cérébrale de causes multiples mais surtout prématurité. Celle-ci représente en fréquence la première cause de lésions cérébrales précoces, en sachant que les enfants de poids de naissance de moins de 1500gr. ont 25 à 30 fois plus de risques qu'un nouveau-né de poids normal de présenter une atteinte cérébrale. Le handicap que présente ces enfants est varié mais le lien entre eux est l'existence d'une lésion sur un cerveau immature. Ces lésions cérébrales non évolutives vont être à l'origine de déficits moteurs, neuropsychologiques, de comitialité ; ces atteintes seront isolées ou associées, et on connaît la fréquence de l'association d'une diplégie spastique et d'une dyspraxie visuo-spatiale.
Les progrès de l'imagerie ont permis de visualiser les lésions responsables des déficits (leucomalacie périventriculaire des prématurés) tout en sachant qu'il existe une absence de corrélations anatomo-cliniques du fait de la plasticité cérébrale et du caractère fonctionnel de certaines atteintes. La plasticité cérébrale correspond à la capacité de certains réseaux neuronaux d'effectuer des fonctions pour lesquelles ils n'ont pas été initialement programmés ; elle permet une compensation du déficit lésionnel mais rend compte de l'absence de liens anatomo-cliniques. Par ailleurs, certains déficits paraissent liés à des atteintes fonctionnelles au niveau cellulaire et ne peuvent ainsi être mis en évidence par nos moyens d'exploration actuels.
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